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Le terreau de l’amour inconditionnel

Un bon usage du désir

par Lama Shérab Namdreul
À Christiane M.

L'illusion
La base de l’illusion de toutes les distorsions* (sct. Klésha) se trouve dans la saisie d’une altérité en l’objet de la con-science. Cette saisie d'altérité permet à la soif de se convaincre d'une identité en le sujet de la con-science. De là, sous l’effet de stimulation de schémas karmiques antérieurs, cette soif consolide cette saisie illusoire d'une altérité en lui imputant des caractérités (tib. Tsèn ny) propres et intrinsèques à l'objet. Les modalités et les enjeux de ces caractérités se conforment aux discriminations karmiques du sujet. Ce processus karmique, souillé par les différents facteurs d'illusion (ignorance, soif et saisie), s'articule entre les trois « agrégats » : manifeste, expérience et entendement. La ré-activité (agrégat samskara) qui s'ensuit dépendra de l'acuité de notre entendement. Soit, on acquiesce aux imputations discriminantes, soit on use des différents outils dont dispose la Raison : le doute de nos perceptions, l'investigation, l'analyse puis l'expérience issue des méditations de Samatha et Vipassana.

Dans le contexte du désir, la saisie en la perception (agrégat) discriminante établit une désirabilité (caractérité) propre et intrinsèque à l'objet, l'appréhendant ainsi comme « objet de désir ». La ré-activité (agrégat samskara) engendre alors l'attachement – tout au moins dans un shéma karmique « classique » – nous faisant projeter en l'objet l’efficacité de combler le désir. Cette projection débouchera, tôt ou tard – et le plus tôt serait le mieux d’ailleurs – sur une contrariété existentielle (sct. Doukha).

L’illusoire efficacité que l’on prête à l'objet de désir opère alors par compensation et satisfaction. Ainsi, la saisie du désir et de son objet ne peut combler ni le corps ni l’esprit. Pour autant, ce serait une erreur de vouloir rejeter le désir. On ne peut pas mettre fin au désir. Arriverions-nous à parfaire une abstinence totale à l'encontre de l’infinité de tous les objets de désir de tous les univers, l'abstinence n'a pour fonction que d’éluder des caractérités illusoires. De même, arriverions-nous à expérimenter tous les plaisirs que procureraient toute l'infinité des objets de désir de tous les univers, le plaisir n'a que le sens d'être un plaisir et ne peut combler le désir.

On ne peut pas mettre fin au désir, on ne peut pas tuer le désir. Faudrait-il au moins qu’il ait une substantialité pour pourvoir le faire. Le désir est vide de réalité intrinsèque. Cette attitude de rejet au désir est vaine et tout aussi vouée à l’échec que de vouloir se servir du désir pour combler nos manques. Tout au plus pourrions-nous réprimer tout élan vers un objet de désir, mais ce serait finalement en faire un « objet de répulsion ». Dans ce type de schéma karmique, la perception d'une désirabilité en un objet de conscience susciterait alors une ré-action (st. Samskara) d’aversion. Cette démarche n’a pas la vertu de désillusionner.

Le bon usage du désir
La véritable efficacité consiste à réaliser l’absence (sct. Śūnya, tib. Tong pa) d’altérité en l'objet. En cette réalisation, l’objet se révèle co-émergent à la science (gr. Gnôsis, sct. Vidya), ce qui met en œuvre l'intelligence inhérente au désir que l'on nomme intelligence du discernement. Faisant bon usage du désir, cette intelligence respecte la nature ultime de l'objet et du sujet. Le symptôme de cette intelligence est appelé « félicité » (sct. Soukha) qui correspond à une aisance d'esprit qui obtient « le beurre et l'argent du beurre » si j'ose cette expression.

Par défaut de discernement, la soif s'empare du désir et introduit une codification des caractérités imputés à l'objet. Cette codification s'appelle « discrimination ». Cette discrimination est sous l'influence d’impulsions karmiques antérieures. À l’instant où le sujet acquiesce à la satisfaction pour seul contentement à la soif, un shéma karmique impacte notre devenir.

En résumé, en ce qui concerne le désir, la racine de l’illusion se trouve en la saisie d’une altérité en l’objet de désir. Réalisant l’absence d’altérité de l’objet, celui-ci ne peut être instrumentalisé par l’attachement qui consiste à donner à l’objet de désir, la tâche de combler un manque.

Amour inconditionnel
Sans désir nous ne pourrions pas envisager ce qu’est l’Amour. Seulement, il s’agit de ne pas être dupe de l’illusion que véhicule le désir. C’est alors dans l’insatisfaction, la déception, les sentiments de vide inassouvi, de solitude existentielle et de vanité, que peut être envisager le courage inconditionnel de l’Amour ou, autrement dit, le courage d'aspirer à l'inconditionnalité de l’Amour.

Nous constatons tous les limites du désir et d'un autre côté, nous entrevoyons intuitivement le caractère inconditionnel qu'induit l'idée de « l'amour véritable ». Pour la plupart d'entre nous, nous y aspirons volontiers, mais nous nous confrontons à l'ampleur du travail à accomplir sur soi. L'idée même d'inconditionnel réveille tant d'idéalisations qu'on peut finir par se résigner ou se contenter d’une exaltation auto-persuasive. Face à nos insatisfactions, nous sommes souvent excessifs et envisageons une idée de solution diamétralement opposée à l’idée du problème. Alors nous opposons désir et amour pur. Le problème serait le désir en tant que tel et la solution serait d’éviter le désir pour arriver à un amour inconditionnel et véritable.

Quand nous souffrons d’un mal-être, notre réflexe habituel est de résoudre ce mal-être. Le manque d’analyse et de discernement nous amène dans une démarche allopathique et prophylactique. Nous nous contentons de traiter le symptôme que sont l’insatisfaction et la souffrance et non pas la cause qu’est la soif. Pour continuer le parallèle avec la médecine, c’est en quelque sorte faire un usage systématique d’anti-biotique. Avec cette attitude, l’idée d’amour inconditionnel risque de suggérer le phantasme de l’amour idyllique, voire de l’amour platonique, l’amour tout pur, tout propre, finalement, un amour aseptisé.

Condition et inconditionnel
Inconditionnel suppose une absence totale de conditions. Quelles sont donc les conditions dont il faut se soustraire ? Les conditions s'établissent dans l'usage erroné du désir lui-même. Le désir est généralement habité de l'espoir de combler un manque existentiel s'exprimant par un sentiment de vanité. Cet espoir, véhiculé par la soif, constitue la base d'un usage inintelligent et inefficace parce qu'il s'avère impossible de combler ce manque existentiel. Ce sentiment de manque procède de l'ignorance sur la nature ultime de l'esprit et des phénomènes, de sorte que ce manque est lui-même vide d'une réalité propre. Comment pourrait-t'on combler un puit sans fond. Paradoxalement, la réalisation de cette vacuité du manque se révèlera plénitude, justement vide de conditions.

C’est la soif qui, avec ses inexorables tentatives de satiété (satisfaction), place des conditions. Que disposons-nous comme moyens pour démasquer ces conditions qui s'impliquent dans nos relations de désirs ? Nous disposons de « doukha », c'est-à-dire des insatisfactions et des contrariétés du désir comme la déception, l’amertume, la déprime et plus grave encore, la dépression etc. Tous les déboires du désir-attachement relèvent tous du sentiment de vanité. Il est d’abord nécessaire de les reconnaître et de les admettre comme telles pour éviter de se justifier des réactions comme la résignation, le cynisme, le reproche, l'aversion voire la haine. On procède ensuite à l’analyse et la méditation.

Dans la vue vajra et plus particulièrement dans la vue du Sahaja, « doukha » est co-émergent au « siddhi », l'accomplissement. Le Bouddha Sakyamouni nous demande de constater doukha puis de renoncer aux causes de doukha qu'est l'ignorance, la soif, l'illusion, la saisie etc. En aspirant à l'Éveil, on se doit de changer nos rapports avec les désagréments et les inconforts de « doukha ». Il est important de comprendre que « doukha » est le symptôme de nos illusions et qu’il faut traiter la cause et non pas le symptôme.

Rappelons que l'existence humaine procède du désir avec pour trame le lien à l'autre. C'est le challenge par excellence de l'existence humaine que de sublimer ce désir par un usage efficace dénué de soif, d'illusion et de conditions.

Quelles sont ces conditions ? Tout particulièrement l’attachement qui consiste à placer en l'objet, la tâche, le devoir et/ou la responsabilité de combler le manque et, en conséquence, de « me rendre heureux ». L’objet de désir va devenir, plus ou moins consciemment, l'instrument de notre soif et de ses conditions. Dans les relations dites amoureuses, la confiance consentie à l'autre se caractérise, le plus souvent, par une liberté conditionnelle. Par « je sais que je peux lui faire confiance » on sous-entend « il fera ce que j'attends de lui ». La peur engendre ce type de confiance de « délégation » qui instaure un système de sanction-récompense. Il ne s'agit pas de faire un jugement moral de ce type de confiance. La question soulevée n'est pas d’ordre moral. C'est, somme toute, une question d'efficacité, comme d'ailleurs toute la méthodologie du Bouddha-dharma.

Le problème est que les conditions qu'instaure la soif sont palliatives. Continuant d'ignorer d'ignorer, la soif tente des satisfactions qui sont précaires parce qu'elles sont une réunion de causes et circonstances. La soif et nos saisies ne résoudront jamais le manque existentiel ou la peur de ne pas être l’unique personne qui rend heureux ou encore de ne plus se voir existant à travers le désir de l'autre.

Liberté (chant)

Yogacharya sachant le désir,
Je fais le vœu d’abandonner la soif,
De maintenir toute absence de concept
Et d’adopter la vue de l’illusion.

Le désir est vide de nature propre,
Ni objet ni plaisir ne peuvent combler.
Sans espoir, les souffles s’unissent à l’esprit,
Le plaisir même est félicité vide.

La vue erronée provoque le manque
Duquel procède l’intarissable soif.
Justifiant la distorsion du désir,
L’attachement dénature le plaisir.

Au sein même du désir, réalise
Le sahaja de félicité vide,
Merveille d’apparence vide et loisible.
Quelle joie que d’obtenir cette liberté.

Pratiquant le yoga de Toumo,
Puisse le désir s’élever naturellement
Comme union sublime des Bodhicittas.
Puissent les êtres renaître en Déouatchen.

Aussi ceux qui confondent Toumo
Avec une performance contre le froid
Aillent se rhabiller enfin de douceur (tib. Ré)
Renouer l’alliance Chair et Charité.